22. Ce matin, Jukin a tué un chasseur.

C’était un chasseur qui avait un fusil en porcelaine. Il était arrivé un jour à l’improviste. Jukin n’aimait pas trop ça, mais l’homme avait l’air tellement naturel et sympathique, qu’il lui avait offert l’hospitalité. Un grand gaillard plein de bonhomie, relativement repérable, outre par sa tenue traditionnelle de chasseur, mais surtout par sa moustache dessinée à la règle et à l’équerre. En plus du contour aussi net qu’une lame de rasoir, l’épaisseur en était parfaitement régulière. Ce qui formait un trapèze sombre, en volume, sous son grand nez volontaire. Et pour rendre la chose totalement irréelle, les poils semblaient avoir été peigné un à un, afin d’être rangés parallèlement telle une légion au faîte de l’empire romain.
Sans les politesses inutiles d’usage, l’homme expliqua sa présence ici. Il venait du sud à la recherche d’un gibier rare. Mais la nature ne raisonnait plus en lui comme avant. Et l’arme qu’il utilisait, exigeait une sensibilité fine comme le bout des ailes d’un canard. En cas d’osmose, la précision était fatale pour le règne animal. Mais dans le cas contraire, ce fusil devenait la plus mauvaise des armes à feu.
Pedro le chasseur, car c’est ainsi qu’il s’était présenté, avait perdu ses sensations. Pour les retrouver, il devait vivre nu une après-midi entière, au plus profond de la forêt sauvage. Et afin de partir l’esprit libéré, il avait besoin de confier son matériel. Dans ces conditions idéales, il pourrait briser ses blocages et ouvrir de nouveau son être à la plénitude de la nature.

Il laissa alors son équipement à Jukin, qui entreposa le tout dans sa cabane de jardin, verrouillée à double loquet. Cependant, la carabine en porcelaine devait rester avec lui. Le bien le plus précieux de Pedro requérait des attentions particulières. Quand il n’était pas utilisé en condition de chasse, le fusil devait être manipulé très lentement. Un souffle d’air trop brusque abîmerait la nature du matériau qui perdrait aussitôt ses propriétés. Paradoxalement, Jukin devrait aussi le déplacer. Car s’il stagnait trop longtemps, le fusil voyait sa matière se tasser et perdre aussi son efficacité.
Tout cela était déjà très contraignant, mais le chasseur ajouta une dernière précaution. Jukin fût presque déçu d’apprendre que le fusil était très fragile et qu’au moindre choc, il se briserait, ce qui briserait le cœur de Pedro. Cela allait tellement de soi, qu’il ne pensait pas nécessaire de le préciser. Il avait secrètement espéré une précaution farfelue. Le chasseur, rassuré, lui laissa enfin ses vêtements et lui donna rendez-vous le lendemain. Jukin suivit du regard ses fesses nues disparaître au loin.

Il alla immédiatement regarder le fusil de plus près. Complètement lisse, sans la moindre aspérité, ni le moindre bord droit. Même pour une arme, l’objet était fascinant. Bien que dure, la matière semblait vivante par les reflets innombrables et changeants qui la parcouraient. La porcelaine elle-même était blanche, mais des formes abstraites orange et rose y apparaissaient régulièrement. Le moment de le déplacer arriva déjà.
Jukin se concentra et respira profondément. Il attrapa l’arme fermement, mais en douceur et la souleva. Le poids était idéal. Assez lourd pour ressentir la matérialité, mais pas trop pour rester agréable à porter. Il se déplaçait au ralenti, les yeux écarquillés, faisant attention au moindre de ses gestes. Tous ses muscles se crispaient.
Pendant ce temps, Pedro avait atteint les profondeurs les plus sauvages de la forêt, recouvert de boutons de moustiques, les pieds griffés par les herbes rêches et les cuisses rougies aux orties. Il laissait échapper de son esprit les schémas préconçus par la société, qui avaient petit à petit restreint le champ de ses possibles, qui avaient emprisonné son être naturel primordial. C’est alors qu’un martin-pêcheur se planta dans son cul. Tout le bec était rentré d’un coup. Une fois la surprise passée, il arracha l’animal, furieux. Se balader nu et être piqué par des bêtes passait. Mais là, la nature allait trop loin. Il sentait bouillir en lui une certaine rage, une force qui le révoltait. Il était déjà prêt à retrouver son fusil.
Jukin s’était quelque peu assoupi, mais émergeait à l’instant où il devait bouger l’arme. Les instructions étaient simples, mais tellement contraignantes, qu’il avait l’impression d’avoir reçu 1000 recommandations. Les bras crispés pour retenir ses gestes à regarder partout autour de lui. Bien entendu, à force de prendre 1000 précautions, il fit une maladresse qu’il n’aurait jamais fait autrement, et lâcha le fusil qui se brisa en 1000 morceaux. La situation était tellement désastreuse qu’il ne paniqua même pas.

Il alla simplement chercher de la colle et entreprit de rassembler les morceaux. Même les mécanismes internes de la carabine étaient en porcelaine, c’était une catastrophe. Totalement en état de choc, il ne réfléchissait pas et recollait instinctivement à la volée. Les parties semblaient s’emboîter correctement les une après les autres.
Il fixa le dernier morceau, reposa le fusil sur son coussin laissé au milieu de la table du salon. Puis il balaya la poudre de porcelaine qui restait au sol et la jeta à la cuisine. Il revint au séjour et s’immobilisa devant Pedro dans un état épouvantable. Croyant qu’il avait déjà découvert le poteau rose, il se mit à balbutier. Le chasseur restait calme, une plume bleue aux reflets orange collée à l’épaule. Il rompit le silence en lançant directement à Jukin : « Je suis prêt. » Ce dernier se détendit. Il comprit que Pedro n’était pas encore allé voir son arme.
Alors il lui amena ses vêtements et tout le reste de son matériel. Tandis que Pedro se rééquipait en hâte, Jukin lançait des regards furtifs au fusil, afin d’estimer la réussite de sa manœuvre. Depuis sa position, il devinait à peine les craquelures. L’instant tant redouté arriva : le chasseur s’approcha du coussin où reposait son bien précieux. Pedro le saisit rapidement sans même le regarder, avec toutes les précautions possibles, remercia chaleureusement Jukin de sa moustache impeccable et parti d’un pas décidé. Il ne revint jamais. C’était un miracle moderne, il n’avait rien vu ! Une fois l’émotion passée, Jukin pu se réjouir vraiment et se détendre. Pedro était un type sympa, mais il n’aimait pas les chasseurs.




2 commentaires:

  1. J'ai envie de dire que ta manière de décrire cette moustache laisse chaudement transpirer ton envie d'en porter une !
    Audrelfe

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  2. on peut être fasciné sans vouloir imiter
    je pense à Tom Selleck
    hein ?

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