16. Ce matin, Jukin s’égosille pour rien.

Il hurle à la fenêtre de son séjour qu’on lui rende son crayon. Que la personne qui lui a fait cela lui a volé une partie de sa vie. Ce crayon était en effet imprégné de sa cervelle après avoir passé une journée dans son oreille. Ca le mettait d’autant plus en rage, que tout le monde semblait l’ignorer, semblait s’en moquer. Comme s’ils considéraient sa vie sans importance. Et soudain, un immense essaim de doute le traversa. Ses yeux s’écarquillèrent, sa maison devient gigantesque. Avaient-ils raison ? Sa vie n’était elle qu’un trou dans la terre ?
Jukin rejoint immédiatement la forêt la plus proche avec une pelle sur l’épaule. Au niveau du parking, il s’immobilisa devant une affiche publicitaire. Elle représentait un pot de fleur en fonte d’où dépassaient deux minis jambes à talon aiguille. Il était estomaqué. Cette image était pour lui l’exact condensé abstrait d’une journée de son passé. Comme-ci quelqu’un avait pu faire un résumé mental d’une journée entière. Et surtout comme s’il avait trouvé le moyen d’en capter l’essence émotionnelle, ce que lui-même en gardait dans sa mémoire. Quelqu’un avait utilisé son crayon !

Pour se détendre, il dégaina sa pelle et arracha une motte de terre à la va-vite. L’herbe ainsi défigurée gémissait. Sa réaction un peu navrante l’avait effectivement calmé, alors il observa le trou. Etait-ce là sa vie ? Il avait du mal à y croire. Cette noirceur sans relief lui donna un frisson. Il poursuivit le long de la route qui borde la forêt. De temps à autre, il jetait un coup d’œil entre les arbres sur sa droite. Une petite voiture, les vitres grandes ouvertes, la radio à fond, le dépassa. Un spot radiophonique publicitaire le souffla au passage : « ce matin, envie de jouir debout ? Le baume epoxy est là pour vous libérer de vos bactéries… » Il s’immobilisa, sous le choc. Un autre de ses souvenirs intimes était devenu une réclame. Ces gens n’avaient vraiment aucun scrupule pour réussir à vendre leurs merdes. Ils ne faisaient même pas l’effort de se creuser la tête, ils volaient carrément les idées.
La plus grosse agence de publicité avait son siège de l’autre côté de la forêt justement, il parti à toute allure. Arrivé à proximité du bâtiment, il se mit à genoux et longea sous les fenêtres. Il jetait rapidement un coup d’œil dans les bureaux jusqu’à découvrir un employé qui écrivait avec un crayon. Ce dernier semblait surpris de ce qu’il écrivait. Jukin en conclu qu’il s’agissait de son crayon. Il se demanda d’ailleurs pourquoi l’homme portait des gants en latex. Une marque de respect était déplacée de la part de gens aussi mesquins. Mais peut être de la peur devant un objet dont la substance créative leur semblait sûrement inhumaine. Incapables qu’ils étaient de réaliser que leur attitude générale envers la vie leur fermait les portes de la créativité et que celle émanant du crayon était simplement normale pour un individu ayant un minimum d’ouverture d’esprit.

Jukin ne perdit pas de temps. Il jeta une explosion par-dessus le bâtiment. L’onde de choc fit vibrer toutes les vitres de la façade opposée. L’employé affolé se leva et rejoint ses collègues dans le couloir. Jukin se redressa et fit glisser la fenêtre. Il s’introduisit souplement et vérifia ce qui se déroulait dans le couloir. La cohue était telle que personne ne faisait attention à lui. Alors il se tourna vers le bureau. Son crayon reposait là, négligemment. Qu’il semblait banal ! Il s’en saisit, et compris aussitôt l’usage des gants. Tout le long était encore gras et onctueux de son cérumen d’oreille. Il prit un gant dans la boîte, l’enfila, replaça un crayon HB identique sur le bureau et déguerpit en refermant la fenêtre avec son petit trésor serré dans sa paume.
En rentrant chez lui, il repassa devant son trou dans la terre. Il cru y voir cette fois des perspectives déformées disparaître dans l’obscurité. Mais il ne prit pas le temps de s’arrêter, il était trop excité.
Dans son séjour, il déposa délicatement le crayon sur la table, s’engouffra par le même mouvement dans sa salle de bain, ôta le gant et lava méticuleusement ses mains. Une fois sèches, il tira précautionneusement une feuille blanche du placard et la déposa à côté du crayon. Il s’assit en face. Il était fasciné, mais ça lui faisait peur. Il savait d’avance qu’il serait effrayé du résultat, que peut être il se retrouverait en présence de son futur. La curiosité et l’excitation le poussaient à essayer tout de même. Il savait qu’ensuite il enfermerait le crayon à double tour car il était lâche. Mais il ne pu s’empêcher de le saisir, pour savourer délibérément cette fois le contact avec son cérumen et de laisser le crayon former une petite phrase : Ce matin, Jukin a brisé un chasseur.



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