13. Ce matin, Jukin voit plus loin que d’habitude.
Au bout de son lit, il aperçoit ses orteils gonflés dépassant de la couette. L’ongle du pouce droit jaillissant de la fine couche de peau rose. De longues stries le parcourent jusqu’à la bordure blanche en contact avec l’air. Au-delà de ses pieds, les fibres des portes de l’armoire apparaissent sous un jour nouveau : elles vibrent lentement, le bois est encore vivant. Un acarien du bois se faufile même. Un peu téméraire, il fonce de crevasse en plateau, sans ralentir. Il finit par tomber.
Ce sursaut amena Jukin à se lever. Il se glissa jusqu’à la fenêtre de son séjour et observa distraitement. Un soleil blanc et fatigué projetait une lueur maladive dans son jardin. Son regard fixa les reflets laiteux luisant sur les murs de son atelier. Un mouvement sur la droite, il détourna son regard. Sur le dessus du mur du fond semblait apparaître péniblement un paresseux. Cet animal n’avait rien à faire là. Et pour le confirmer, un aigle majestueux vint se poser à côté. Jukin pensait les imaginer plus que les voir, car le fond du jardin était à la limite de ses possibilités visuelles, alors il força sa vue. Un étrange effet de zoom le rapprocha des deux formes : il s’agissait bien d’un paresseux et d’un aigle ! A cet instant, le rapace enserra la peau du dos du mammifère et jaillit dans l’air en l’emportant. Le mouvement des ailes et la puissance dégagée étaient fantastiques.

Jukin se détourna de la fenêtre et baissa les yeux, mais il ne voyait plus ses pieds. Non pas car ils avaient disparu ou qu’il ne regardait pas au bon endroit ; plutôt parce qu’ils étaient trop près et que ses yeux voyaient très loin, au-delà. En relevant la tête il eut effectivement l’impression que son appartement était plus petit, plus serré autour de lui. Il pouvait presque lire le numéro et la marque sur ses clés de maison pendant à sa porte d’entrée. Et comme par magie réflexe, ses yeux zoomèrent encore. ‘TESA rs25’. Il pouvait même voir l’emprunte grasse de ses doigts marquée sur le métal brillant. De larges sillons parallèles recouvraient la surface argentée, piqueté de rouille.
Il voulu regarder ses doigts à des fins de comparaison, mais il ne pouvait plus les voir. C’était affolant de passer la main devant son propre visage et de deviner à peine un voile beige. Il fit un effort colossal pour dézoomer, mais rien ne se passait. Bien au contraire, en apercevant une orange dans sa cuisine, il zooma involontairement encore un peu, pour découvrir sa peau granulée et percée de trous réguliers. Son cerveau ferma ses yeux automatiquement, c’était infernal. A tâtons il réussit à s’orienter et s’habilla. Il jeta un coup d’œil furtif mais ne vit que des tâches de couleur floues. Sa main attrapa la clé d’entrée, il ouvrit et se rua dehors. Ses pieds traversèrent le jardin en priant pour que rien ne traîne dans le passage. Il atteint la rue sans encombres et ouvrit les yeux. Enfin il pouvait voir.

La ville lui semblait étouffante par l’effet du zoom, mais au moins il reconnaissait des devantures de magasin, des voitures et des gens ; net. Il marchait lentement car il ne pouvait sûrement pas voir les obstacles sur son chemin immédiat. Prenant de l’assurance, il se mit à observer ce qu’il voyait. Devant lui, à quelques kilomètres, une jeune fille en jupe se pencha en avant. Il ne pu s’empêcher de retenir son intention d’y voir de plus près entre ses cuisses. Sa pulsion fut incontrôlable, la jeune fille disparue. Il cru d’abord l’avoir perdu de vue, car l’échelle des lieux n’avait pas changé. Mais la vérité le frappa : il se trouvait visuellement dans une autre ville. Comme-ci son corps flottait dans une ville fantôme, tandis que son esprit vivait dans une ville animée.
Il était fasciné, il n’avait plus envie de fermer les yeux. Il lui suffisait de rester immobile, ses yeux voyageaient pour lui. La tête d’un nouveau né un peu plus loin, il zooma dans son duvet naissant, emmêlement cotonneux léger. Il zooma encore, emporté par son pouvoir, mais le décor se transforma. Tout était devenu froid, dur, comme de la roche. Il déplaça son regard aux contours, et reconnu les cratères de la lune. Jukin était dans l’espace, il se sentait euphorique. Un satellite passa dans son champ de vision et l’éblouis un instant. Il lui en fallait plus.
Il zooma encore et encore dans le vide de l’espace. Les premières galaxies apparurent. Il traversa la plus grosse dont la teinte rose le surprit. Pourtant, c’était le même rose sur la robe de son ex-amoureuse que son corps portait en cet instant. Plongé dans le noir du vide, les lumières intersidérales lui donnaient l’impression paradoxale de regarder dans un microscope. Soudain, il sentit un ralentissement de sa vue, un effort s’exerçait sur ses yeux. Son dernier zoom s’acheva dans une galaxie plus sombre, contenant en son centre un soleil rougeoyant. Encore quelques efforts, il plongea au cœur de l’étoile vaporeuse, et y découvrit un orteil.a

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