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Ce matin, Jukin se réveille demain.
titre proposé par Leila


Il se gratta les fesses, énervé. La nuit avait été mauvaise, donc il s’était levé très tard mais il n’avait pas le temps. Comme chaque année à cette date, les habitants préparaient leur Bidule de la journée du Truc. Ils avaient 24 heures afin d’être au point. Le lendemain ils défilaient à tour de rôle sur la scène du théâtre, à l’horaire assigné.

Anxieux, Jukin se figea devant sa table. Le petit dej’ était déjà déballé et semblait-il consommé. Pourtant il l’avait débarrassé la veille au matin. Dans l’urgence il finit ce qui restait, les cauchemars flottant encore dans son esprit.
Il était enfant, perdu seul en forêt, submergé par des ombres tortueuses. De rares flashs lumineux d’un soleil blanc l’éblouissaient à travers la canopée. Dans ces décharges de photons la nausée lui montait. Il était projeté furtivement dans son futur où il se voyait flétri, coincé dans un cul de sac de briques rouges. Enfant esseulé, ces visions intermittentes le tétanisaient. Alors quand une énorme masse gluante d’encre jaillit d’un tronc d’arbre, il ne put s’enfuir. Son lui futur se mit à paniquer aussi. La masse sombre approcha indéfiniment, pendant toute la nuit. Son angoisse ne cessa de monter, sans jamais atteindre de paroxysme. Ses lui passés et futurs alternaient sans cesse dans la tête de son lui présent, créant une confusion de terreur. Au moment du réveil, une décharge phénoménale le traversa.

Encore embrouillé de ces sensations, il ouvrit son atelier au fond du jardin. Tout le matériel était déballé et des chutes de matériaux découpés. Les copeaux jonchaient le sol. Alors en entendant le bougonnement de son voisin Sirunyk, il alla l’interpeller:
_ Excuse moi, aurais-tu utilisé mes outils par hasard ?
Surpris dans ses noires pensées, il tourna vivement la tête avant de gargouiller :
_Hein, comment, quels outils ?
_Les outils de mon atelier ont été utilisés, lui précisa Jukin.
_ Tu insinues que je suis rentré chez toi, dans ton atelier, pour manipuler tes outils ? s’indigna-t-il.
_Je me renseigne Sirunyk, tout est déballé et je n’y ai pas touché.
_ C’est insultant. Et puis je n’ai pas le temps. Je passe sur scène dans une heure, lança-t-il en se détournant.
_ Comment, qu’est ce que tu viens de dire ? se précipita Jukin.
_ J’ai tout juste fini mon bidule, mais je passe tout à l’heure.
_ C’est demain Sirunyk, affirma-t-il mollement.
_ Ah ! Demain ! Ca m’aurait bien arrangé ! Pour peaufiner. Mais t’entends pas le son du Truc, dit-il en rentrant chez lui.

Jukin n’avait pas prêté attention au son fluctuant mais permanent qui emplissait la ville. L’année précédente, Pétro le boucher avait gagné l’exemption et la responsabilité du son du Truc pour la journée entière. Privilège accordé au meilleur bidule. Malgré la situation catastrophique, Jukin reconnut qu’il se débrouillait très bien, c’était un grand cru.
Sans privilège et la journée de préparation envolée, la menace devint très concrète. Autant les meilleurs étaient récompensés, autant les mauvais recevaient des gages pénibles. Et les malheureux qui ne réalisaient pas leur bidule à temps étaient déshabillés, leur logement brûlé puis bannis à vie, ainsi que leur descendance.

Aucune trace de son bidule dans l’atelier. De retour au séjour, le petit dej’ était débarrassé. Il ne restait qu’une tasse qui décolla et plana. Jukin la suivit dans la cuisine. Elle alla rejoindre toute seule le reste de vaisselle dans l’évier. Ensuite l’éponge se souleva. Rejoint par le torchon ils volèrent jusqu’à la table. Le torchon flottait à hauteur d’épaule et vibrait aux saccades de l’éponge sur la table. Une fois la table humide, le torchon prit le relais. C’était son exact rituel de nettoyage, Jukin était stupéfait.
Complètement à court de temps il partit tout de même chez Patiel à qui il avait prévu de confier l’ébauche de son bidule. Il était le seul capable de machiner un chose particulier dessus.

Patiel était charpentier et tenait en parallèle une petite boutique de bricolage spécialisé. L’échoppe était minuscule, voire confidentielle. Un fatras de matériaux totalement hétéroclite recouvrait les étagères, les meubles et le sol. Des ressorts géants, des spirales en plastique orange, des rouleaux de mousse végétale. Tout était en tas et pourtant Patiel pouvait retrouver la moindre vis guimauve en moins de 30 secondes. C’était d’ailleurs l’unique boutique où l’on pouvait trouver un écheveleur de crâne.
Bien qu’ayant eut affaire à lui à quelques occasions, Jukin était toujours fasciné par sa constitution. Il était aussi immense que fin, un véritable bonhomme fil de fer. En plus ses bras étaient rattachés à son tronc à peine au dessus du nombril ce qui le rendait incroyablement maladroit. Comme son système nerveux ne devait pas être adapté à sa morphologie, dès qu’il remuait ses bras fins tous les objets tombaient autour de lui. Sans parler de son allure ridicule.
Quand Jukin lui dit bonjour, il se retourna, le contenu de l’étagère à gauche du comptoir valdingua. Il n’y prêtait plus attention mais son esprit reclassait instantanément la nouvelle position des objets dans sa mémoire.
Il semblait circonspect de voir Jukin :
_ Salutations de bienvenu, que me vaut déjà l’honneur de te revoir, dit-il de sa voix forte et égale.
_ Oh, je ne suis pas venu depuis longtemps. Cela dit, rien n’a changé.
_ C’est parce que je n’ai pu t’aider que tu oublies ta visite d’hier ? Tu sais je n’aurais jamais pu terminer dans les délais, dit il en accompagnant la parole d’un geste inutile qui renversa une commode et son contenu.
Jukin craignait une telle réponse.
_ Je suis venu hier ?
_J’espère que tu as pu terminer ton bidule quand même.

Les rouages venaient de s’emboîter. Sa veille se déroulait en parallèle aujourd’hui. Bien sûr pour les autres elle avait eu lieu normalement. Il y avait déjà fait toutes ses actions. Mais pour lui, le Jukin d’hier n’agissait qu’aujourd’hui. Il n’avait plus qu’à espérer qu’il finirait son bidule hier avant son passage au théâtre aujourd’hui.
_ Justement, qu’est ce que j’ai fait de mon bidule hier ?
_ C’est un peu fort ça. Tu es amnésique ?
_ Non, lâcha-t-il plus sèchement qu’il ne le voulait. J’ai passé une très mauvaise nuit.
Patiel sentait son interlocuteur troublé, il préféra l’informer.
_Tu es simplement reparti avec en espérant te débrouiller seul.
Aujourd’hui encore il espérait. En sortant, Jukin sursauta au fracas de multiples objets heurtant le sol.

De retour chez lui, il découvrit une ébauche de son bidule qui planait à hauteur de hanche à côté d’un tréteau de bricolage. Ils filèrent vers le grenier, il monta aussi.
Son lui d’hier y avait déjà rassemblé tout un bric-à-brac. Restant à peine une heure avant son passage, Jukin se saisit de son bidule incomplet. Il rassembla plein de petits machins, la colle à truc et les agrafes à chose et se mit frénétiquement au travail. Il n’attendit même pas que ça sèche et partit pour le théâtre.

A temps pour valider sa participation et ainsi éviter le bannissement, c’était déjà un soulagement. Mais tandis qu’il attendait dans l’antichambre, il prit le temps de tester rapidement son bidule. Toute la partie du truc mobile s’était retrouvée collée et le support agrafé lui resta dans les mains ! C’est à ce moment précis qu’on l’appela sur scène.
Les spots l’éblouirent d’abord, mais quand il put découvrir le public, il les fixa volontairement à se rendre aveugle pour ignorer cette foule qui le terrorisait. La scène était immense, il se sentait ridicule au pied de ces majestueux rideaux de soie carmin. Déjà très mal à l’aise, il feignit la timidité extrême pour gagner du temps. La moitié de son bidule pendait lamentablement. Il n’atteignit le micro qu’après deux longues minutes. Approchant ses lèvres frémissantes, sa bouche fut repoussée par un violent larsen quand il tenta de l’ouvrir.
Alors il partit en arrière comme déséquilibré et s’affala dix mètres plus loin. On le releva. Il profita de l’hilarité générale pour gagner encore des minutes, l’enthousiasme repoussait la lassitude. Il feignit de boiter maladroitement jusqu’à l’avant scène. Quelques secondes de sauvées. Des rires fusèrent encore. Tous les spots braqués sur lui, la sueur commençait à le démanger. Dans la coulisse, les organisateurs s’agitaient. Jukin risqua un regard vers le jury, il regretta aussitôt. Les cinq individus à la mine austère le fixaient comme une proie. Ses épaules se tendirent, quelqu’un siffla dans le public. L’attente devenait insupportable. Il souleva son bidule qui ne ressemblait à rien mais ne put commencer. Il s’humiliait lui même. Les organisateurs le menacèrent alors. Jukin se retrouvait à nouveau sous le coup du bannissement ! Au même instant le public lança des huées de plus en plus vindicatives. Les larmes lui montèrent aux yeux. A son bureau, le jury prenait des notes sévères. Il ne pouvait plus repousser le présent. Quand une larme roula du coin de son œil gauche il souleva à nouveau son bidule. Ce geste simple calma déjà les ardeurs. Il posa sa main sur la partie mobile mais ne reconnut pas son toucher. Il baissa la tête et découvrit son bidule comme il l’avait imaginé (son Jukin d’hier avait réussi).
Qu’il s’agisse d’un rêve ou non, il s’exhala à le contempler. Tout s’arrêtait autour de lui, son ouïe devenait cotonneuse. Il l’empoigna et se mit à machiner comme jamais, porté par une rage fiévreuse. Sa technique moyenne s’effaçait derrière son lyrisme mélodramatique. Il occupait tout l’espace scénique en virevoltant de gestes hargneux. Jukin termina en trombe, lessivé. Le public l’applaudit bizarrement, encore sous le choc du changement. Le jury persistait dans son austérité hermétique bien qu’une crispation se percevait, signe qu’ils avaient été touchés.
Jukin rata de peu les privilèges.

Enfin chez lui, l’énergie lui manqua. Il s’affalait dans son fauteuil en os quand son lui d’hier apparut, déjà assis. La chute étant lancée, Jukin lui tomba dessus. Mais en fait, ils fusionnèrent. La dimension temporelle put retrouver son équilibre. Jukin sentit un bref instant son lui passé se relâcher au point de se liquéfier, enfin libre. Il était complet à nouveau.

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