07. Ce matin, Jukin a oublié d’ouvrir les yeux.


Quelle galère. Il savait qu’il manquait quelque chose, que c’était important et utile, mais il ne voyait pas quoi. Il savait aussi qu’il allait se le traîner toute la journée à essayer de trouver. Evidemment ça tombait la journée où il devait accomplir son devoir citoyen annuel obligatoire. Le sort avait tiré pour lui l’accompagnement d’un groupe de touristes aux falaises de la mer. Impossible d’y couper, le voyage s’annonçait pénible. Il eu l’impression de mettre un an à s’habiller et échoua dans toutes ses tentatives de prendre son petit déjeuner. Il savait qu’il avait là des indices pour le mettre sur la voie, mais il n’insista pas, ça allait le bloquer.
Il se félicita de connaître par cœur le chemin de la gare routière. Vu ses mauvaises dispositions, il était persuadé qu’il se serait perdu. A l’heure rendez-vous, il rejoignit le brouhaha autour du car qui leur était réservé. L’autre accompagnateur le salua, mais il ne su pas déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Encore un de ces androgynes tarés, pensa-t-il. Et ça ne le mettait pas en confiance.
Il regretta que le chauffeur du car n’allume l’éclairage intérieur, car il n’arrivait pas à identifier les touristes. Du coup, les conversations se mélangeaient et il était sûr de ne pas répondre à la bonne personne, au moins 2 fois sur 3. Ca commençait à l’agacer sérieusement de s’entendre répondre « mais, je ne suis pas une fille Monsieur ». Il décida alors de rester silencieux pour le reste du trajet.

Sa frustration ne faisait qu’augmenter. C’est pourquoi il ressentit un soulagement à l’arrivée du car à destination. L’air frais lui fit du bien et comme son collègue accompagnateur était déjà venu, il prit les choses en main. Jukin avait toujours des doutes sur son sexe, mais il était heureux de ‘le’ laisser faire. Il se contenta de suivre le groupe, tout en prétextant judicieusement qu’ainsi il refermait la marche. Aucune image mémorielle ne lui revint jamais. Par contre, il sentait la douce caresse du soleil sur sa peau. Il se dit que ce devait être son énervement qui aiguisait ainsi ses sens. Les souvenirs de cette journée avaient une dimension qu’aucun autre souvenir n’eut jamais en lui.
Ils commencèrent alors à longer les falaises. Jukin ne trouvait rien d’extraordinaire à ce paysage censé être à couper le souffle, une belle arnaque. Cependant les touristes semblaient ravis, alors tout était pour le mieux.
Une main délicate vint se glisser entre ses jambes et il entendit susurrer à son oreille : « où tu veux, quand tu veux ». Puis des lèvres fraîches pincèrent sensuellement son lobe d’oreille. Cette fois il était sûr qu’il s’agissait d’une jeune femme ! La voix charmante et langoureuse avait des accents indécents. Il était tout chamboulé et comme cela s’était produit très rapidement, il n’avait pas eu le temps de voir de qui il s’agissait. En remontant toute la file du groupe, il lui sembla entendre « dommage ». Mais même en dépassant son collègue, il ne vit aucune personne correspondre à la voix. Ils étaient tous tellement banals qu’ils formaient un magma sombre duquel on ne distinguait rien ni personne en particulier.

C’est quand il voulu revenir vers le groupe, que la terre trembla. Il s’immobilisa et fût soufflé par un nuage de fumée. Les touristes et l’accompagnateur hurlèrent. Un grand fracas obstrua toutes ses perceptions. Il sentit la poussière retomber lentement. Comme traversant un épais nuage sonore, des voix floues lui parvenaient. On l’appelait. « Là, en bas ! Aidez nous ! » « Penchez-vous et tendez la main ! » Jukin s’exécuta mais ne distinguait rien. Les volutes de terre étaient plus épaisses qu’il ne l’avait imaginé. Les voix perçaient plus fort et l’énervaient. « Ici ! Mais penchez vous bon sang ! » Il cru à peine sentir des doigts pendant un instant. « Fais quelque chose, on est juste là abruti ! » S’en était trop. Jukin venait de dépasser son quota de patience.
Il répondit calmement : « C’est à vous de faire un effort » puis se releva lentement, épousta ses genoux, et parti. Il ignora les hurlements dans son dos. Le terrain devait être très accidenté car il trébucha souvent avant de rejoindre une route. Les bruits de la ville proche le guidèrent jusqu’à elle. Il y trouva un taxi et rentra immédiatement. Il n’eut jamais la moindre nouvelle de qui que ce soit, pas même de la mystérieuse femme. Pour rire, il se disait qu’ils étaient toujours là bas, où même qu’ils étaient morts de faim. L’espace d’un instant, il cru deviner ce qu’il avait oublié toute cette journée. Finalement il se dit qu’il avait dû se lever du pied gauche.




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