Assis dans un fauteuil du séjour, la tige roulait entre ses doigts tandis que son cœur se réchauffait à ses souvenirs. Mais elle lui échappa. Comme paralysé, il regarda son vol irrégulier jusqu’au radiateur. Quand il put se mouvoir, elle s’engouffra derrière les barreaux de fonte. Vraiment, il fallait rompre cette chaîne. Bien entendu sa main ne passait pas. Alors il s’allongea au sol et tenta de souffler sa plume par en dessous. Elle remontait pratiquement en haut, mais le radiateur était trop grand pour qu’il puisse en même temps s’en saisir de la main. Furieux, il se redressa et força pour passer son bras. Il se meurtrissait et ça ne changeait rien. Il abandonna. La plume coincée semblait le fixer.
Cet affront supplémentaire l’avait épuisé, si bien que son bras lui semblait se liquéfier d’accablement. Il n’avait pas encore remarqué, mais le bout de ses doigts était vert pistache. Laissant son imagination dériver de ses sensations, il plaça sa main au dessus du radiateur. Elle s’allongeait mentalement à mesure que la couleur verte remontait. Jukin la remarqua, mais ses doigts immenses et gélatineux atteignaient la plume. Il se disait que c’était formidable même si le vert recouvrait déjà son poignet. Quand le bout de ses ongles déplaça la plume, il sursauta. Tout cela était réel. Sa main molle et verte pendait derrière le radiateur sur 70cm. Le majeur à lui seul devait atteindre les 40cm. Paniquant à cette vision, il se mit à courir sans but. Son membre retrouva alors son état normal. Il s’arrêta net et vérifia 1000 fois qu’il n’était plus élastique et compara longtemps sa couleur avec son autre main. Convaincu que tout était rentré dans l’ordre, il devina la raison de sa déformation temporaire.
Voilà quelques semaines, il avait gagné un concours. En récompense, on lui livra le poids d’un éléphant en boîtes d’entremets. Ils étaient si délicieux qu’il s’en était gavé. C’est simple, la semaine passée il ne mangeait plus que ça.
A genoux devant ses toilettes, l’angoisse faisait encore frissonner ses mains tandis qu’il vidait les sachets dans la cuvette. Ce sont des centaines de cartons de poudre dont il se débarrassait frénétiquement. Fébrile mais consciencieux, les emballages finissaient dans le sac de tri sélectif. Il activa encore sa chasse d’eau.
Par les tuyaux en PVC, les entremets déshydratés se déversaient jusqu’aux égouts. Ne se mélangeant pas bien aux eaux usées, ils formaient un petit patatoïde verdâtre gluant qui flottait lentement. La totalité des lots du concours s’agglutinait ainsi progressivement.
Jukin déambulait déjà au supermarché, il voulait se refaire une santé. Dans son caddie s’accumulait tous les aliments riches en fibres, ainsi que des boîtes de smecta. En passant il fit tomber une conserve de cassoulet. Las, il souhaitait qu’elle remonte toute seule dans le rayon. Son bras ramollit aussitôt et s’allongea en verdissant. Il se saisit de la boîte. Dans le même mouvement il la déposa avec ses consœurs avant de faire quelques pas en arrière. Aussi pratique qu’effrayant. Son bras redevint normal.
En recommençant aussitôt l’expérience avec succès, il fut rassuré de contrôler la manœuvre. Au bout de l’allée, une grosse femme le dévisageait. Quand il se retourna, elle lui lança : « Vous êtes un répugnant personnage Monsieur. » avant de se détourner, le visage crispé d’une grimace. Bien que commençant à apprécier son pouvoir, le dégoût persistait.
Dans les égouts, l’immense masse atteignait les rapides. Le courant s’y accélérait en chutes saccadées qui remuaient l’eau. La poudre commença à se dissoudre aux pieds des cascades où se formait une mousse verte. Les entremets se gélatinisaient. Le volume du dessert emplit rapidement la totalité du tunnel qui achevait sa course dans un bassin de rétention.
Un gros rat à la crête blanche drue sortit d’un tuyau, sûrement alerté par le vrombissement qui approchait. Ses petits yeux noirs et brillants ne voyant rien qu’ils puissent associer à ce son, il s’avança sur une pierre à gué.
L’entremet géant, complètement formé désormais, déboula du virage un peu plus haut. Le rat se retourna et bondit vers son tuyau. Mais le dessert fut plus rapide et l’engloutit avant de submerger le bassin de rétention.
Jukin transportait ses deux gros sacs à travers le parking. Leur masse imposante le rassurait même si les poignées lui meurtrissaient les phalanges. Du concret solide et pesant, voilà ce à quoi il voulait se raccrocher pour oublier sa différence. Quand il atteint le bout du parking, un cri aigu transperça l’air, il se retourna en sursaut.
La scène devant le supermarché s’était métamorphosée. Des familles entières couraient en tout sens depuis l’entrée. Elles étaient aussitôt remplacées par celles qui sortaient du magasin et succombaient à leur tour à la terreur. La plaque d’égout à 20 mètres de l’entrée déversait un immense monstre vert gélatineux. Il agitait simplement sa masse flasque pour créer la panique. On pouvait appeler tête cette excroissance décorée de deux pépites noires brillantes qui oscillait au rythme des fuyards. De même, si les gens affolés s’arrêtaient un instant, ils désigneraient sûrement par crête cette brosse verte plus pâle qui dépassait du sommet.
Jukin était fasciné par le monstre qui se contorsionnait sur place. Comme cette foule vibrait toujours dans le même espace, les gens alimentant indéfiniment le cycle de panique, on obtenait le tableau d’une agitation immobile perpétuelle.
Finalement la créature attrapa une voiture et la jeta sur la foule. Ce test l’amusa alors il recommença. Un homme furieux de voir son 4x4 fracassé s’avança imprudemment. La masse verte l’engloutit d’un tentacule, ce qui augmenta la panique générale.
Mais quelques instants plus tard, tout se figea. Batman arrivait. Rassurés, les gens se remirent à courir en applaudissant. L’entremet gigantesque se détourna avec dédain avant d’attraper une nouvelle voiture. Jukin admirait
depuis toujours. Il était presque fier qu’il vienne régler sa catastrophe.
Après avoir interpellé le monstre sans résultat, le justicier sombre lui jeta un batarang© qui disparu dans la gélatine. Puis un second avec le même résultat. Alors il sortit son bat filin© et en enroula une voiture. Avec autorité il rassembla des volontaires aux gros bras pour soulever le véhicule. D’un saut puissant il alla accrocher l’extrémité à l’enseigne du magasin et d’un geste de sa main ils lâchèrent le véhicule. Dessinant une belle courbe, il fonça vers la masse verte. Mais il passa au travers et défonça la devanture. Des éclaboussures pistaches aspergèrent les affolés les plus proches.
De retour au sol,
s’approcha de l’entremet qui continuait de l’ignorer. Il appela : « Hé ! Toi là ! ». Le monstre se retourna, prit un air étonné et se désigna d’un tentacule vert. « Oui toi la grosse morve ! Tu retournes d’où tu viens ! » Le gluant vert se redressa. Jukin crut qu’il le cherchait dans la foule, il angoissa intérieurement, sans bouger. L’entremet gonfla encore, il dépassait le supermarché. Quand il atteint le lampadaire il s’affaissa sur
et l’avala. La foule était stupéfaite. Nouvelle suspension. Puis tout le monde hurla et paniqua subitement. Jukin était dévasté.
Dans la cohue, une petite fille non loin de lui fut bousculée. Elle allait tomber avant d’être piétinée. Par réflexe il tendit son bras et comme il était trop court, il le ramolli et rattrapa la petite fille. Il jeta aussitôt des regards autour de lui. Heureusement personne n’avait fait attention. La gamine s’approcha. « Merci monsieur, vous êtes gentil. Vous êtes Superflasky ? Vous allez nous sauver ? » Il était confus et ne put que balbutier. Il perçut alors un appel dans sa direction : « Emy ! Emy ! Tu vas bien ? » Les parents, semblait-il, se frayaient un chemin dans la masse affolée. Avant qu’ils ne les atteignent, la petite fille ajouta : « Monsieur, est-ce que votre bite est toute flasque elle aussi ? » Jukin était bouche bée quand les parents enlacèrent leur fille et la couvrirent de baisers. « Merci monsieur, merci infiniment » lâchèrent-ils en poursuivant leur route.
Il n’avait pas le courage d’agir, mais étant le responsable de ce désastre, il se mit en marche vers l’entremet. Il ne savait pas ce qu’il allait faire exactement, mais il ne pouvait pas rester plus longtemps à observer. Une grosse voix grésillante l’interpella. Pourtant le monstre était occupé à suspendre des gens par leur pied tout en leur donnant des pichenettes dans la tête. Tandis que la police installait un cordon de sécurité, un agent lui parlait au mégaphone : « Monsieur ! Nous prenons les choses en main, veuillez regagner la zone de sécurité ! » Jukin voulait protester mais l’homme ajouta : « L’armée est en route. Ne tentez rien d’idiot. Evacuez immédiatement la zone ! »
La voix alerta le monstre. Il se retourna et découvrit Jukin à contre courant. Il se laissa rouler en arrière et fut aussitôt sur lui. Un tentacule verdâtre jaillit pour l’engloutir. Jukin ne bougea même pas, mais la matière verte à son contact fut repoussée. Pendant un court instant, son cou et sa nuque qui avaient été touchés, revêtirent une teinte verte avant de redevenir beiges. Surpris, l’entremet lança une énorme masse pour le recouvrir. Jukin était englouti. Mais quand le monstre réintégra cette masse à son corps, Jukin était encore debout au même endroit. Un fourmillement le parcourait, accompagné d’une chaleur intérieure. Sa teinte émeraude s’estompa rapidement, une énergie nouvelle le remplissait. Il ressentait la puissance de son pouvoir alors il cria : « Je suis SuperFlasky ! » En même temps il tenta d’arracher sa chemise. Le bouton du haut sauta, suivi uniquement du 3ème. Il ne portait rien en dessous, alors quand le coup de sang fut passé, il resta ainsi avec une chemise à moitié déchirée.
leva un bras de façon très théâtrale, les gens continuaient de courir en tout sens autour de lui. Et il se jeta dans le monstre. Tout était vert à l’intérieur.
était tout de même déçu qu’il n’y ait pas un petit effet visuel. Vert en permanence, une bulle se formait autour de lui. D’ailleurs il s’habituait à cette couleur, et l’acceptait petit à petit si elle devait être la sienne jusqu’à la fin de ses jours. Il chemina dans la masse en croisant quelques personnes prisonnières. Il les accepta dans sa bulle et les amena jusqu’à la paroi pour les délivrer. Jusqu’à présent il n’avait frayé que dans de la gélatine, mais quelque chose devait animer cette masse. Un léger couinement se faisait entendre, il décida de suivre sa direction. Il progressa un peu et réalisa que le bruit venait de plus haut. Alors il se mit à escalader dans sa bulle.
Une masse sombre apparut. C’était
, recroquevillé, qui suçait son pouce ! Ne l’ayant pas encore remarqué, Jukin prit le temps de graver cette image dans sa mémoire. Sa pitié se mêlait à son ancienne admiration désormais brisée. Alors il recula d’un pas.
ne l’avait pas vu.
Le couinement se fit entendre à nouveau. De plus haut.
poursuivit son ascension. De l’intérieur, le monstre apparaissait bien plus immense.
Soudain sa bulle sembla se percer. En fait elle fusionnait avec une autre bulle, encore plus grande. Il découvrit alors l’atroce vérité. Un vieux rat dégueulasse surmonté d’une crête blanche trônait sur un renflement gluant. De fins tentacules vert foncé tombaient du plafond jusqu’à son crâne.
sortit de son effarement pour arracher les monopodes de l’encéphale du rat. Mais à chaque fois qu’il en enlevait un, un nouveau tentacule jaillissait du plafond de la bulle et se reconnectait. Il accéléra alors la manœuvre, mais les tentacules naissaient encore plus vite. Il abandonna, une boule pesant sur son estomac.
Dans la logique floue de cette situation il se dit que ça pouvait marcher. Alors il ferma les yeux et repensa à toute cette période sombre. La boule se gonflait de son ressentiment et il se sentait de plus en plus mal. Mais pour déclencher le mécanisme, il lui manquait quelque chose. Il invoqua sa propre répulsion de son pouvoir. Ça venait. Un énorme dégueulis crapaud jaillit de sa bouche tordue. Il dirigea tant bien que mal le jet sur les connections. Ses pieds avaient déjà perdu leur teinte, ils s’enfonçaient dans le sol. Les tentacules se détachaient un à un en lâchant une petite fumée, et aucun ne venait les remplacer. Par contre le plafond s’affaissait à chaque déconnexion.
avait déjà de l’entremet jusqu’à la taille et sa gorge le brûlait. La masse entière perdait toute consistance. Mais un dernier tentacule lui résistait. Celui fixé au bulbe céphalo-rachidien du rat.
n’avait presque plus de vomi et il restait maintenant à peine 8 cm entre le plafond et le sol. Il alla chercher le fond du réservoir par une pensée sombre dans un dernier spasme, il n’avait plus rien. Les dernières gouttes roulèrent sur le crâne du rat et atteignirent le tentacule. Il se détacha.
se jeta aussitôt pour s’enrouler autour du rat. Son contact le répugna mais il le serra bien fort avec ses bras et son abdomen. Tout s’affaissait. La masse verte n’était plus qu’un liquide en suspension alors la gravité reprit vite le dessus. Un pseudo tentacule tenta d’atteindre le rat pour se reconnecter, mais
le protégeait. Tout s’affala en cascade, dans un bruit aqueux.
était déjà debout, se débarrassant des restes d’entremet. Quelques militaires accoururent. Jukin était sonné, il se redressa sur son coude. Le rat en profita pour fuir vers une plaque d’égout. Jukin savait qu’il n’y avait plus de risques. Un militaire le redressa brutalement :
_ Vous n’avez pas réussi à sortir comme les autres otages ?
Blessé par cette présomption, il ne put répondre. Le militaire l’amena au cordon de sécurité. Un peu plus loin,
s’exprimait à la télévision :
_ J’ai compris que tout se passait à l’intérieur, alors je me suis laissé engloutir. Ensuite, j’ai lutté longtemps pour tuer le cerveau gélatine.
Jukin n’en revenait pas, il s’approcha :
_ Vous ne manquez pas de culot. C’est moi qui ai tué le monstre, vous pleuriez en suçant votre pouce !
Un éclat de rire claqua tout autour de lui, mais il poursuivit :
_ Il n’y avait pas de cerveau, c’était un rat qui donnait vie à la créature !
Le journaliste amusé se tourna vers lui :
_ Où est-il ce rat maintenant Monsieur ?
_ Il s’est enfui, répondit Jukin prit de court.
Le journaliste reprit tout de même :
_ Mais comment vous déplaciez-vous Monsieur ? Les otages nous affirment avoir été englués à l’intérieur.
_ Vous ne m’avez pas vu ?! J’avais le pouvoir d’être vert aussi !
Le rire général l’informa que personne ne l’avait vu.
_ Mais alors comment lui se serait-il déplacé ? contre attaqua-t-il en désignant
.
Ce dernier semblait gêné tout à coup, mais un homme dans la foule lui évita l’embarras de répondre :
_ C’est
Monsieur !
Tout le monde rit à nouveau. Le journaliste enchaîna :
_ Devenez vert alors Monsieur, montrez nous vos extraordinaires pouvoirs.
Jukin se renfrogna, il lâcha d’une voix blanche :
_ J’ai dû les sacrifier pour sauver tout le monde.
Nouvelle hilarité. Il baissa la tête et commença à s’éloigner lentement. Au passage un militaire lui lança :
_ Vous pourriez remercier
, il vous a sauvé la vie !
_ Laissez, laissez, coupa
faussement magnanime.
Jukin se retourna une dernière fois, juste le temps de voir un enfant se faire prendre en photo avec le héros. Le flash de l’appareil lui rappela la photo que Batman lui avait offerte une nuit d’errance.
Dégoûté, il quitta le parking. Les parents de la petite fille le rattrapèrent. Ils souhaitaient le remercier à nouveau d’avoir sauvé leur Emy. Elle lui fit un bisou sur la joue, Jukin se réchauffa un peu.
_ Tu sais Monsieur, j’ai vu que tu avais sauvé tout le monde.
_ Vraiment, tu sais que c’est moi ?
_ Oui
, et je sais que je dois garder le secret, comme pour tous les supers héros.
Jukin mit toute sa reconnaissance dans son simple « merci ». Elle comprit son soulagement et ajouta :
_ Je sais maintenant que ta bite n’est pas flasque et que tu as deux grosses couilles.
Afin de ponctuer son affirmation, comme si la chorégraphie était prévue, ses parents s’agenouillèrent à côté d’elle et tous lui firent un immense sourire plastique. Elle était fière de lui et ses parents semblaient fiers d’elle. Jukin était atterré, mais il réussit à sourire. Ils le quittèrent finalement sur cette image de reconnaissance. La gêne passée, Jukin rentra chez lui tout regonflé et la queue bien dure.